Au paradis des télétravailleurs

L’île de Koh Phangan, en Thaïlande, accueille de nombreux exilés occidentaux, adeptes du travail à (longue) distance. La crise sanitaire a accentué le phénomène des « nomades numériques », soucieux de changer de cadre de vie

Un casque sur les oreilles, les yeux rivés sur l’ordinateur, Jonathan Dizdarevic est concentré sur son écran : cet ingénieur en informatique, Français d’origine bosniaque, travaille d’arrachepied sur le développement d’une application VPN, réseau privé virtuel qui permet d’établir une connexion Internet sécurisée. L’air est si chaud, si moite, à peine rafraîchi par un ventilateur, que ce grand blond de 33 ans a tombé la chemise.

Derrière lui, un paysage paradisiaque : une plage à la splendeur de carte postale, sable blanc sur horizon bleuté, la « zen beach » où une foule d’exilés volontaires vient chaque soir admirer le soleil rouge sang qui s’enfonce dans le golfe de Thaïlande. Un peu plus loin, il y a même une zone réservée aux nudistes. C’est un après-midi tranquille sur l’île de Koh Phangan, l’une des places fortes mondiales des « nomades numériques », expression désormais convenue pour désigner tous ces jeunes en errance sur la planète, ordinateurs portables en bandoulière, prêts à travailler n’importe où, au gré de leurs envies. Ils ont la trentaine, la quarantaine pour les plus âgés, et ce sont des gens du voyage d’un genre nouveau : les errants de l’univers éternellement mouvant des écrans sans frontières.

La pandémie a précipité les choses : poussés par les vents mauvais du Covid19, les digital nomads – l’expression anglaise que tous utilisent pour se désigner – ont vu leurs rangs s’épaissir. Certains, tels des naufragés, ont échoué à Koh Phangan. Ils ne sont toujours pas repartis ; ils y attendent des jours meilleurs, quand ils pourront de nouveau parcourir la planète. « Après avoir travaillé à Paris comme responsable technique dans une boîte de développement numérique, puis continué par la Californie, le Mexique, la Colombie, les Canaries, Hongkong et Singapour, j’ai réalisé que la liberté n’a pas de prix », témoigne Jonathan Dizdarevic. La route a été longue, mais il a fini par se « poser ». Même si ce refuge asiatique n’est pas sa destination finale, l’essentiel, à ses yeux, est d’avoir échappé à l’enfer urbain des grandes villes d’Occident et d’Extrême Orient : « Je ne me sentais pas à ma place dans le monde du travail ordinaire, et je n’en pouvais plus de dépendre des idées des autres : j’ai terminé en burnout et j’ai fui. »

Burnout, dépression, lassitude de la vie dans le « monde d’avant » des sédentaires stressés… A Koh Phangan, certains de ces nomades reviennent de loin. Sophie Vaxelaire, par exemple : une brune de 30 ans au sourire rêveur, désormais professeure de yoga. En 2019, elle a quitté son emploi dans un cabinet de conseil en finance du quartier d’affaires de la Défense, près de Paris. « Depuis longtemps, je ne me sentais plus à l’aise », se souvient- elle devant une tasse de thé à la table du café Indigo, un antre numérique où, dans la grande pièce du premier étage, l’on s’assoit sur un coussin devant l’ordinateur dans le silence quasi sépulcral d’une sainte chapelle. « Un jour, j’ai réalisé que je me mettais à écrire des phrases qui n’avaient plus aucun sens, j’étais complètement déphasée. »

Sophie Vaxelaire, marquée par son passé d’adolescente anorexique – « J’ai commencé à faire des régimes à partir de 12 ans » – s’emploie désormais à « casser la vision » négative que « certaines femmes ont de leur corps ». Pour ce faire, elle vient de créer son site, Jiva Moon Yoga (Jiva veut dire « âme vivante », en sanskrit), où elle va proposer à des femmes en souffrance une série de cours en ligne comprenant du yoga, de la méditation et des exercices de développement personnel. Il est loin, le temps des jours moroses de la Défense : « Si on m’avait dit, il y a un an et demi, que je travaillerais au calme dans cet endroit paradisiaque… » Et pour pas cher : même si elle vit encore sur ses économies d’ancienne cadre, elle habite un charmant bungalow avec piscine privée pour l’équivalent de 400 euros par mois…

Une autre Française, la pétillante Marie-Laure Gallez, 27 ans, arrive elle aussi de l’autre côté du miroir, victime d’une modernité devenue étouffante. Ex-ingénieure en informatique et chef de projet à Toulouse pour un prestataire d’Airbus, elle avait déjà « craqué » avant le Covid19, mais la pandémie l’a amenée, comme d’autres, à s’installer sur les rivages de Koh Phangan. « En France, j’ai passé des mois à me réveiller chaque matin la boule au ventre à la pensée d’aller au boulot, se souvient-elle. Je vivais éternellement insatisfaite, toujours tournée vers le futur. »

À LA « POURSUITE DU BIEN-ÊTRE »

A son arrivée dans ce pays bouddhiste, une retraite vipasana – l’une des plus anciennes techniques de méditation de l’Inde – lui a permis de se « refroidir », comme elle dit. « L’introspection m’a aidée à retrouver mon équilibre, à me réaligner par rapport aux valeurs qui sont les miennes. » Comme Sophie, elle a créé un site, baptisé « Emotion Coaching », où elle propose des vidéos de quinze minutes déclinées sur vingt-huit jours et consacrées à l’apprentissage du yoga, à la relaxation, à la « poursuite du bien-être ».

« J’AI ADAPTÉ MON BUSINESS À CETTE NOUVELLE RÉALITÉ DE CLIENTS QUI NE SONT PLUS DE PASSAGE MAIS DES GENS S’INSTALLANT DANS LA DURÉE » ELIE ASSUIED, patron français de l’hôtel Casa Tropicana

Ce programme, destiné surtout à une clientèle féminine en quête de sens, vise à « se reconnecter avec son corps et son esprit », à régler ses « problèmes d’accomplissement ». Les affaires de Marie-Laure Gallez marchent plutôt bien, au tarif de 84 euros par personne pour une session de trois semaines, incluant un suivi individualisé. Compte tenu du loyer très modique (200 euros) de la chambre qu’elle loue avec vue sur la plage et la mer, la jeune femme peut espérer couler ici des jours tranquilles. En attendant, ce projet lui a permis de trouver sa voie, personnelle et professionnelle. « Je ne reviendrai plus à ma vie d’avant », dit-elle, songeuse.

Comment Koh Phangnan a-t-elle acquis, aux côtés de certaines de ses concurrentes estampillées, comme elle, digital nomad friendly (Bali, les Canaries, l’Estonie, la Barbade ou encore Chiang Maï, la grande ville du nord de la Thaïlande), sa réputation de terre d’exil ? A l’origine, cette île était avant tout une destination célèbre pour ses fêtes, les nuits de pleine lune, qui drainaient chaque mois des milliers de clubbeurs. Et puis, les « nomades » ont commencé à venir, surtout à partir de 2019.

Elie Assuied, un Français de 39 ans qui a longtemps travaillé dans l’hôtellerie en Floride, a vécu au plus près cette évolution. Patron de l’Hôtel Casa Tropicana, il s’est d’abord étonné de voir « tous ces jeunes s’attabler au restaurant et se mettre à travailler durant des heures devant leurs ordis ». Puis il a compris tout le bénéfice qu’il pouvait tirer de ces voyageurs d’un nouveau genre. Il a transformé son hôtel en un espace de travail collectif (de coworking, en jargon nomade). « J’ai adapté mon business à cette nouvelle réalité de clients qui ne sont plus de passage mais des gens s’installant dans la longue durée. » Et c’est ainsi que Koh Phangan s’est transformée, partiellement, en un hub numérique.

« J’ai rencontré ici des individus incroyables, poursuit Elie Assuied, des spécialistes de l’intelligence artificielle, des businessmen, mais aussi des littéraires, des intellectuels… » Debout face à la mer, dans le nouvel espace de coworking qu’il a ouvert sur les hauteurs de l’île, il désigne la terrasse d’un logement voisin, un appartement dominant le paysage. « Làbas, un Scandinave fait du trading depuis des années. »

Dans ce drôle de monde, on croise aussi des psys qui font de la thérapie en ligne, une prof de français à distance, des tradeurs à moitié nus au look new age mais branchés sur le pouls de Wall Street, ou encore un Russe, aussi discret que singulier, créateur d’un site pour les Moscovites ayant perdu leurs chats. A ses heures perdues, il arrondit ses fins de mois en pariant sur la cryptomonnaie. Passionné de chamanisme et d’occultisme, il prend régulièrement du LSD pour essayer, dit-il, de « pourchasser les esprits ».

Koh Phangan, dont la population locale se limite à une douzaine de milliers de personnes, est également un royaume de l’entresoi. Ces centaines de farang (« étrangers », en thaï), bloqués plus ou moins volontairement pour cause de pandémie, semblent parfois plus nombreux que les autochtones, surtout sur la côte ouest de l’île – celle prisée par ces « nomades ». Koh Phangan prend alors des allures de ghetto blanc, horssol et hors Thaïlande. Un univers où l’on a naturellement tendance à reconstituer des groupes, buvant l’apéro dans les mêmes bars, mangeant dans les mêmes restaurants, fréquentant les mêmes lieux de la nuit. Une tendance rendue plus criante encore par l’absence quasi totale de touristes.

VISA SPÉCIAL

Le succès du nomadisme numérique est tel que, sur son site Amazing Thailand (« surprenante Thaïlande »), l’Organisme de tourisme thaïlandais (TOT) vante les opportunités digital nomad de l’île et, audelà, du royaume tout entier. Il promet que le pays est assurément « un endroit idéal pour combiner vacances et travail à distance ».

Mieux : les ambassades de Thaïlande devraient bientôt proposer un visa « spécial nomade numérique » dans le cadre de leur programme Smart Visa, destiné à séduire une clientèle haut de gamme dans la perspective du « monde d’après ». Une opération séduction assortie de privilèges : comme le relevait récemment le site japonais d’informations

Nikkei Asia, « travailler dans une “zone grise” comme nomade numérique permet aussi d’éviter de payer des impôts »… La Française Laure Maumus s’inscrit dans cette catégorie « business », bien différente du « yoga végétarianisme végan méditation » de ses camarades. Cette femme de 42 ans est une aventurière au rire facile et à la joie de vivre communicative. Elle ne dédaigne pas un verre de côtes-du-rhône et un confit de canard à L’Alcôve, le très gaulois restaurant ouvert sur une plage par deux Françaises.

Laure Maumus a bourlingué, vu du pays et connu des déboires : surdiplômée (études de commerce à Paris, Madrid et Oxford), elle a travaillé à Sao Paulo et à Los Angeles, et s’occupe désormais à distance du marketing d’une nouvelle gamme de sushis pour un groupe alimentaire français. « Il y a quelques années, j’avais ouvert un restaurant à Paris. Ça n’a pas marché, j’ai tout perdu. Alors je suis partie, j’ai fait le tour du monde, Bali, Saïgon, Tokyo, Séoul, Singapour, Hongkong. J’ai fini par arriver ici et je m’en suis trouvée très bien. » Après avoir « dansé trois mois sur la plage et adopté un chien », cette passionnée de gastronomie a fondé sa société de conseil dans le domaine de la restauration en Asie.

Nos interlocuteurs n’ont peut-être pas lu Tristes tropiques (1955), de Claude LéviStrauss, ethnologue spécialiste de l’Amazonie qui n’aimait pas « les voyages et les explorateurs », mais ressentiront-ils, à terme, les effets de l’amertume que peut susciter l’exil au paradis ? « Quand on pense à nos familles coincées dans la France infectée, on culpabilise un peu », confesse Sophie Vaxelaire. Laure Maumus, elle, a fini par quitter la « bulle », où elle avait l’impression de tourner en rond. Elle s’est installée à Koh Samui, île voisine naguère ultra-touristique et maintenant presque désertée par les étrangers. Elle pense peut-être louer un appartement à Bangkok, histoire de respirer, de temps à autre, un grand bol de particules fines dans cette capitale polluée. Koh Phangan, où elle disait « admirer les étoiles et renaître », avait beau avoir le goût sucré de l’éden, il fallait tout de même la consommer avec modération.

Source Le Monde