[Dossier sur le futur du travail 4/5] Alors que de plus en plus de Français télétravaillent quelques jours par semaine, les revendications pour une semaine de 32 heures de travail sont revenues dans le débat politique. Et les deux sujets sont plus liés qu'il n'y paraît.
Travailler moins pour travailler mieux ? Le sujet a été récemment remis sur le tapis par certains candidats de gauche à la présidentielle – Anne Hidalgo, Fabien Roussel – qui se sont dits favorables à l’abaissement de la durée hebdomadaire de travail de 35 à 32 heures. De quoi relancer un débat récurrent entre syndicats et patronat. Sauf que la pandémie est passée par là et, avec elle, l’essor du télétravail, qui a brouillé la frontière entre temps personnel et temps professionnel. Au point de remettre en question la durée légale de travail par semaine ?
De facto, oui. Parce qu’en télétravail, les Français… travaillent davantage. « Avec le télétravail, durant la crise, la durée de travail a augmenté de 48 minutes par jour, souligne Jean-Yves Boulin, chercheur-associé à Paris Dauphine. Les télétravailleurs n’étaient pas interrompus par des sollicitations externes et ceux qui étaient très impliqués dans leur travail avaient des difficultés à se déconnecter. »
Sans compter que la façon de travailler a considérablement été modifiée par le télétravail. « L’amplitude horaire est plus large : on travaille plus tôt et on finit plus tard, la durée quotidienne de travail n’est pas aussi compacte que sur site », ajoute Valerya Viera Giraldo, doctorante au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise) et chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET).
Réduire le temps de travail pour doper la productivité
L’autonomie permise par le télétravail a encouragé certaines entreprises à promouvoir le forfait-jours, qui n’est accessible qu’aux salariés cadres ou disposant d’une certaine autonomie dans leurs missions. Ceux qui y sont soumis doivent travailler un certain nombre de jours dans l’année – 218 au maximum – mais ne sont plus soumis au respect des durées maximales quotidienne et hebdomadaire de travail. Un cadre plus adapté au télétravail qui s’est développé ? « Il y a le risque d’une auto-exploitation des télétravailleurs, prévient Fabrice Angéï, secrétaire confédéral de la CGT. Borner le temps de travail permet de prévenir un certain nombre de risques, notamment psycho-sociaux, surtout quand les barrières horaires s’estompent. »
Ne pas accompagner le développement du télétravail par des normes en matière de temps de travail, c’est aussi prendre le risque de plomber la productivité des Français. « Avec le télétravail, il y a un risque de temps de travail caché, masqué, souligne Jean-Yves Boulin. Cela a donc du sens de garder un temps de travail défini. Si on supprime les normes hebdomadaires, on l’a vu avec le télétravail pendant les confinements, il y a un allongement de la durée de travail, qui entraîne une fatigue excessive et une baisse de la productivité. »
C’est d’ailleurs l’un des arguments phares de la CGT pour défendre une semaine de travail de 32 heures. « Lorsqu’il n’est pas pratiqué 100% du temps, il permet des gains de productivité, souligne Fabrice Angéï. Ce serait légitime que ces gains de productivité soient partagés entre l’entreprise et les salariés, par le biais d’une réduction du temps de travail. »
Recherche qualité de vie au travail désespérément
Une façon de travailler moins mais mieux ? Pas systématiquement, à en croire les chercheurs qui ont observé les Français pendant les différents confinements. « Il faut se demander pourquoi l’on télétravaille : est-ce que c’est pour réduire le temps de trajet ? Pour mieux articuler vie professionnelle et vie privée ? », interroge Valerya Viera Giraldo. De la réponse découle l’organisation du télétravail et sa réussite. « Les salariés qui télétravaillent font plus de coupures dans leur journée, pour lancer une lessive entre deux mails, par exemple. Mais est-ce que ça améliore vraiment la qualité de vie au travail ? ».
Au plus fort de la crise, 25% des salariés français télétravaillaient à temps plein et des millions d’autres partiellement. Aujourd’hui, ils sont nombreux, via des accords en entreprise, à sanctuariser quelques jours de télétravail par semaine. Mais force est de constater que tous ne sont pas logés à la même enseigne. « Le rapport au temps en termes de genre est très différent », a observé la chercheuse qui a suivi 18 familles durant le premier confinement. Malgré le télétravail, « les femmes n’avaient plus du tout de temps pour elles parce que la charge de travail parental et domestique avait énormément augmenté ; elles regrettaient le temps de trajet où elles pouvaient être seules ». Et de conclure : « si le fait de faire des petits morceaux de tâches quotidiennes pendant la semaine libère un temps de meilleure qualité le weekend, pourquoi pas mais c’est très variable ».
Et les critères qui font varier la réussite de l’articulation vie professionnelle et vie privée en télétravail sont nombreux et davantage en lien avec le niveau de revenu qu’avec le temps de travail : la taille du logement ou la situation familiale, par exemple. Réduire le temps de travail et télétravailler constitue donc une condition favorable au bien-être mais est loin d’en être le seul déterminant. « Le télétravail ne peut pas être une échappatoire, tranche le syndicaliste Fabrice Angéï. Il oblige aussi à s’interroger sur les conditions de travail dans l’entreprise. On ne peut pas faire l’un sans l’autre, ces questions sont liées. »
Repenser le (télé)travail
Il est donc essentiel de « réfléchir aux modalités d’exercice du télétravail », rappelle Jean-Yves Boulin, si l’on veut faire entrer celui-ci dans l’équation d’une meilleure qualité de vie au travail. Le chercheur suggère par exemple de « développer les tiers-lieux afin d’éviter les temps de transport mais qu’il n’y ait pas de confusion entre le domicile et le lieu de travail » – et réduire simultanément les inégalités impliquées par les différences de revenus et donc de lieux de vie et de télétravail. Une suggestion portée également par le Medef, qui a souligné dans son guide dédié au télétravail le « paradoxe » de celui-ci : « on déporte ailleurs le lieu de l’entreprise, mais la contrainte de disposer d’un espace dédié au travail reste ». « C’est là que la proposition de tiers lieux prend son sens comme alternative au domicile du collaborateur », estime le syndicat patronal.
Réfléchir à ce qui peut apparaître comme des contingences pratiques, c’est en fait penser des cadres différents pour régir cette nouvelle façon de travailler. « Le télétravail, tel qu’il a été pratiqué massivement pendant les confinements, était le même travail, à réaliser dans les mêmes conditions de durée et d’horaires mais à réaliser hors du lieu de travail et avec un contrôle plus strict », décrit Annie Jolivet, économiste du travail et chercheuse au CEET. Un fonctionnement « incompatible » avec les aspirations des télétravailleurs, estime l’experte. « Il existe une tension entre le travail qui peut être réalisé à distance et le contrôle qui peut exister sur le travail réalisé. On retrouve cette tension-là dans le télétravail. » Et si la durée hebdomadaire de travail permet de limiter ou réduire cette tension, elle « n’est pas le moyen de la supprimer », ce qui impliquerait plutôt des « contrôles aménagés ».
Une manière aussi de limiter les inégalités dans l’accès au télétravail. Si les cadres se sont laissés convaincre par le télétravail pendant la crise et même après, rares sont les ouvriers ou employés à avoir eu cette possibilité. Pourtant « raisonner en termes d’activités plutôt que de métiers permet de voir que dans beaucoup de métiers, certaines activités pourraient être télétravaillables », estime Fabrice Angéï. Mais « les cols bleus ne peuvent pas télétravailler parce que leurs supérieurs ne leur font pas confiance », observe Jean-Yves Boulin. Changer de cadre permettrait aussi de faire évoluer les mentalités.
Enfin, le télétravail accompagne une demande plus générale des travailleurs à davantage d’autonomie. De quoi interroger la pertinence de revoir la durée du travail au prisme de la seule échelle hebdomadaire. Jean-Yves Boulin imagine ainsi qu’il pourrait être possible d’envisager la durée du travail « sur toute la vie », avec la possibilité de « libérer » certaines années, pour un congé parental, une formation mais aussi du bénévolat, par exemple. La meilleure façon de réenchanter les travailleurs ?
Source Maddyness